Agathe Feoux

Interview de Judson Brewer

Agathe Feoux
Interview de Judson Brewer

Psychiatre, Addictologue, neuroscientifique et directeur des recherches et des innovations au Centre de Mindfulness de l’Université de Brown.

Réalisée par Agathe Feoux à l’Université de Brown le 16 Août 2019 

AF : Nous entendons de plus en plus parler de Mindfulness (Méditation de Pleine Conscience), que ce soit au travers de livres, magazines, vidéos, applications… Que pensez-vous de tout cela ?  

 Judson B : Toutes ces choses sont conceptuellement intéressantes pour les gens et ces concepts peuvent-être soutenant mais s’ils ne s’incarnent pas ou ne s’épanouissent pas en tant que sagesse, alors nous devenons juste accros au fait de lire plus de livres, au fait de regarder plus de vidéos et en fait nous ne progressons pas. 

Les retraites dont nous parlions juste avant sont vraiment utiles. Je ne sais pas si vous avez déjà remarqué mais parfois durant des retraites si nous ne comprenons pas la façon qu’a notre esprit de fonctionner, la retraite peut s’avérer ne pas être réellement aussi utile pour nous, si nous ne laissons pas ces concepts atterrirent dans le corps. 

AF : Effectivement parfois oui nous pouvons être en difficulté face à certaines résistances en retraites.

J’aime votre équation mathématique qui dit que la souffrance est égale à la douleur fois la résistance. La résistance a-t-elle un rôle dans la souffrance ?  

 
Figure 1.`[Suffering = Pain x Resistance]

Figure 1.

`[Suffering = Pain x Resistance]

 

Judson B : Oui la résistance joue un rôle dans tout ! 

Vous pouvez vraiment résumer toute la pratique à la résistance contre/versus la non-résistance ou fermée/ouverte. 

Et utiliser simplement l’entrainement de la conscience pour observer ces choses et pour comparer. Vous savez certaines personnes peuvent vraiment se perdre dans la méditation en se disant : « Que dois-je observer ? » 

Mais si nous leur donnons quelque chose de spécifique sur lequel porter leur attention, cela peut vraiment les aider à trouver une piste à suivre. 

Il y a cette idée qui dit : « si vous plongez dans une grande piscine et que vous commencez à nager, la probabilité que vous allez avoir de nager en ligne droite n'est pas grande, vous voyez ? Mais si vous donnez à quelqu'un des couloirs de natation, il est beaucoup plus susceptible de se déplacer droit et de progresser. »

Donc, si nous donnons aux gens des couloirs de nage clairs pour les aider à comprendre comment leur cerveau fonctionne ou à observer « lorsqu’ils sont fermés ou ouverts, ou est-ce que ceci parait plus douloureux que cela ? »

Ce genre d’attitude peut fournir une direction qui peut les aider, même s’ils doivent encore faire le travail. Il pourrait être plus douloureux de résister.

AF : Je pense qu’au début de notre pratique ce genre de choses peuvent être parfois délicates pour certaines personnes. Lorsque nous les invitons à s’ouvrir à une forme de souffrance, ils peuvent probablement penser « Comment ? Mais je vous dis par exemple que j’ai peur de mourir et vous m’invitez à rester avec ce sentiment ? » Cela peut paraitre un peu contradictoire. 

JB : Et je ne ferais pas cela, pour cette raison. Nous constatons que les gens ont tendance à être plus ouverts lorsqu'ils voient à quel point il est douloureux de ne pas être ouvert.

Par exemple si quelqu’un dit : « J’ai peur de mourir ! » Nous pouvons lui demander « Ok qu’est-ce que cela fait physiquement ou émotionnellement ? Est-ce que cela ressemble à quelque chose de serré, contracté ? ». Et au lieu de ce concept : « J’ai peur de mourir ! » qui est de toute façon dans l’avenir, nous les invitons à rester dans le moment présent et à observer à quoi ressemble cette contraction. Et cela peut leur permettre de voir : « Oh il s’agit d’un état de contraction » et maintenant tiens comment je me sens comparativement à un moment où je me sentais joyeux ? Lequel est le plus agréable ? Pour leur permettre d’aller au-delà de choses qu’ils ne peuvent pas voir mais juste ressentir au travers de leur expérience directe. Ce qui peut être une bonne façon d’apprendre pour eux.  

 AF: Vous avez ici un espace pour la recherche et vous étudiez différentes choses. Pouvez-vous en parler ?

JB : Certainement ! 

Le Centre Clinique étudie globalement la réduction du stress basée sur la pleine conscience. 

Mon laboratoire étudie principalement les trainings en lien avec la méditation de Pleine Conscience que nous avons développés, pour voir s’ils fonctionnent ? Pour qui ? Et puis les mécanismes de leur fonctionnement. 

Pouvons-nous cibler des systèmes d'apprentissage spécifiques basés sur les récompenses?

Par exemple, si quelqu’un nous dit qu'il a des difficultés à trop manger. Nous avons un projet que nous venons de commencer cet été avec notre programme d'alimentation où nous avons des gens qui imaginent manger la quantité de nourriture qu'ils mangent normalement. Et puis nous leur demandons après avoir imaginé manger à quel point leur envie est plus élevée ou plus basse maintenant … Et parfois, quand les gens s'imaginent juste trop manger, ils sont comme « Ugh, ça ne fait pas tant de bien que ça…» et puis l’envie diminue.

Parfois, lorsque les gens sont encore vraiment pris dans l'expérience, leur envie monte, donc cela peut nous aider à observer à quel point les gens sont pris dans cette boucle d'habitude. Et s'ils sont pris dans cette boucle, nous pouvons proposer ensuite des exercices de Pleine Conscience, comme : « Allez-y et mangez la nourriture !» Et nous leur demandons ensuite quelle quantité ils ont mangés, le degré de satisfaction qu’ils en retirent et comment ils se sentent maintenant ?

Et s'ils mangent trop, l'idée est qu'ils feront attention la prochaine fois et qu’ils verront qu'ils ne se sentent pas bien, ce qui diminuera cette valeur de récompense.

Ils ne seront pas impatients d’avoir à nouveau ce comportement. Il s’agit donc d’un moyen de mesurer les mécanismes comportementaux des personnes devenant désenchantées et moins excitées à adopter un certain comportement car la récompense est moindre…

Avez-vous déjà fumé des cigarettes ?

AF : Oui…

 JB : Ok, comment trouvez-vous le goût de la cigarette ? 

 AF : Mauvais.

 JB : Voilà donc un exemple simple de ce que nous faisons avec cette étude, en gros, faire en sorte que les gens fassent attention et soient conscients lorsqu'ils fument. Ils réalisent que les cigarettes n’ont pas bon goût et sont donc moins excités de fumer à l’avenir. Et c'est vraiment ainsi que la Pleine Conscience fonctionne pour changer de nombreux comportements.

Nous commençons tout juste un projet où nous recherchons un langage universel autour de comportements spécifiques, alors laissez-moi vous poser cette question :

Pensez à un moment où vous avez eu peur. Si vous deviez le classer comme ouvert ou fermé en fonction de son ressenti, dans quelle catégorie le mettriez-vous ?

 AF : Fermé.

 JB : Fermé, oui. Et à propos de la joie ?

 AF : Ouvert.

 JB : Nous pensons donc qu'il y a en fait un langage universel où il y a un tas d'expériences différentes qui mènent à des états fermés ou contractés, et un tas qui mènent à des états ouverts et joyeux.

Maintenant, si vous deviez en choisir un, lequel préféreriez-vous ?

 AF : Ouvert (nous rigolons)

 JB : Je sais, c'est une évidence ! Cela suggère donc qu'il existe une hiérarchie de valeur dans notre cerveau. Et notre cerveau se déplacera naturellement vers ceux qui nous paraissent les plus gratifiants. Donc, si nous pouvons utiliser la conscience, nous pouvons réellement aider les gens à s’entrainer à voir quand ils sont fermés et quand ils sont ouverts. Et s'ils peuvent observer à quel point c'est douloureux lorsqu'ils sont fermés en opposition à quel point c'est joyeux et agréable quand ils sont ouverts, leur cerveau commencera naturellement à bouger dans cette direction. Et je pense que c'est vraiment le cœur de la formation à la Pleine Conscience !

Nous faisons donc toute une étude là-dessus où nous allons voir s'il y a un langage universel. Nous allons étudier si les gens valorisent certaines choses plus que d'autres et nous allons voir si nous pouvons réellement associer la formation à la pleine conscience pour aider les gens à passer des états fermés aux états plus ouverts.

Nous sommes excités par ce projet ! Nous voulons également analyser le cerveau des gens lorsqu'ils sont fermés ou ouverts pour voir comment cela apparaît dans leur cerveau.

 AF: Vous avez dit que parfois nous confondons l'excitation avec le bonheur. Par exemple, que diriez-vous de la dépendance à l’amour romantique… quand savez-vous si c’est du vrai amour ?

 JB: Alors pensez à l'excitation, imaginez que cela puisse entrer dans ces catégories ouvertes ou fermées… donc si vous deviez choisir entre excitation et la joie? Dans quelle catégorie mettriez-vous l’excitation ?

 AF: Je pense fermé car l’excitation pour ma part est relié à de la tension! Ça peut être trop d'excitation…

 JB : Totalement ! Donc, l’excitation nous fait plonger dans quelque chose qui a l’air plus motivant et c’est pourquoi l’excitation romantique induit certains comportements comme lorsque nous comparions cette qualité d’ouverture avec la joie tout à l’heure. 

Donc si vous pensez à l'amour romantique, il peut y avoir une excitation à cela, comme quand nous commençons à sortir avec quelqu'un pour la première fois, c'est comme une dépendance. Mais lorsque nous mûrissons réellement dans cette relation, cela évolue vers un sentiment plus ouvert, où nous n'essayons pas seulement d'obtenir des choses pour nous-mêmes, mais juste la joie d'être connecté avec la personne et c’est ce qui semble le plus important. Cela passe à un état plus ouvert, nous passons donc d'un état contracté à un état plus ouvert avec amour à mesure qu'il mûrit.

Donc, le comportement en lui-même n'a rien de spécial, c'est son résultat, c'est ce à quoi il mène qui oriente le comportement futur…

Donc par exemple, je peux manger un morceau de gâteau et si je meurs de faim, il pourrait avoir vraiment un goût délicieux, mais si je suis rassasié, il pourrait ne pas me sembler aussi délicieux. 

Ainsi, le même comportement pourrait avoir des effets différents… l'un peut être très gratifiant, comme « Oh ouais, mange ça à nouveau !» Tandis que l'autre peut dire « Oh mec, ne mange plus ça !».

Donc, beaucoup de gens pensent que le simple fait de vouloir changer un comportement suffit à le changer. Ils se concentrent sur le comportement, mais ce n'est pas ainsi que fonctionne réellement notre cerveau.

J'ai réalisé une animation sur mon site web; www.DRJUD.com, qui s’intitule «Solutions pour les dépendances quotidiennes». C'est une animation qui explique tout cela et la façon que notre cerveau a de fonctionner.

 
 

 AF: Pouvez-vous parler de l'importance de la compassion versus l'empathie par exemple pour les professionnels de la santé lorsqu’ils sont au contact de leur patients?

 JB: C'est quelque chose que vous pouvez explorer vous-même. Vous pouvez observer des moments où vous vous mettez à la place de quelqu'un, vous sentez-vous contracté ou vous sentez-vous ouvert ?

Vous pouvez observer les moments où vous êtes vraiment avec quelqu'un qui souffre mais vous ne vous protégez pas. Vous pouvez voir si vous êtes plus ouvert ou non, si cela a tendance à être épuisant et fatigant. On peut s’épuiser rapidement avec cette approche. Pensez à l’amour romantique, vous savez, nous sommes constamment épuisés à penser et à faire, alors que si nous sommes plus dans une relation amoureuse plus mature, nous avons l’impression de recevoir plus sans avoir besoin de faire quoique ce soit. Je pense que la compassion et l'empathie peuvent être dans les mêmes catégories, si nous ressentons constamment la douleur de quelqu'un ou si nous nous protégeons contre sa douleur, cela peut être très fatigant. Alors que lorsque nous sommes dans cette position ouverte, cela apporte de l'énergie… donc c'est quelque chose que vous pouvez explorer vous-même et voir ce qu’il se passe pour vous.

 AF: Qu'en est-il de l'importance du non-jugement? Vous pensez que lorsque nous nous critiquons, cela ajoute une nouvelle couche de souffrance ?

 JB: Dites-moi, que ressentez-vous lorsque vous vous critiquez?

 AF: Oui, horrible. Mais parfois, nous ne réalisons même pas que nous le faisons !

 JB: Mais dès que vous voyez à quel point c'est douloureux, votre cerveau commence à enregistrer les moments dans le futur ou vous sentirez à nouveau cela. Parce que maintenant nous saurons : « Oh, c'est douloureux ». Il sera en fait plus facile de le reconnaître à l’avenir et d’en devenir conscient si c’est douloureux, nous aurons tendance à lâcher prise plus facilement.

 Vous vous souvenez de l'analogie avec le charbon brûlant ? Dès que nous touchons le charbon chaud, nous lâchons prise. Nous n'avons pas besoin de penser "Oh, je dois le laisser tomber", cela se produit naturellement. 

Mais la conscience doit être là et si nous n’avons pas remarqué que quelque chose était douloureux, nous n’allons jamais changer ce comportement. Si nous voyons que c'est douloureux et plus nous pouvons voir à quel point c'est douloureux, plus il est facile de le lâcher. C’est la beauté de la pleine conscience ! Il s'agit simplement de prendre conscience de ce qui se passe.

 AF: Pourquoi pensez-vous qu'il est si nécessaire pour le monde de pratiquer la pleine conscience?

JB: Notre planète ne survivra pas sans elle; nous serons juste coincés dans l'égoïsme. Vous savez, le bonheur individuel est tellement mis en avant parce qu’il est motivé par le consumérisme, et que cela fait gagner de l'argent aux gens.

Si je devais énumérer un premier point déjà je dirais : que cela tue la planète, que nous utilisons toutes nos ressources naturelles pour fabriquer des choses à vendre à d'autres personnes, afin que nous puissions gagner de l'argent et on nous dit que c'est ça le bonheur.

Donc, sans cette prise de conscience qui nous permet de voir, premièrement : cela ne mène pas vraiment à beaucoup de bonheur et… deuxièmement : il y a un plus grand bonheur qui émane de la connexion aux autres, de la joie ou l'aide que l’on peut s’apporter les uns les autres. Dès que nous verrons cela, nous aurons naturellement envie d’évoluer dans cette direction. Et cela permettra aussi aux gens de comprendre comment leurs cerveaux fonctionnent. Voilà pourquoi je pense que le monde a besoin de pleine conscience.

 AF: Oui, c'est beau et nous en avons besoin pour nos sentiments et nos émotions parce qu’en tant qu'êtres humains, nous souffrons à cause de cela. Cela pourrait donc nous aider à changer notre relation à cela.

 JB: Absolument, d'une très belle manière! C'est comme si nous pouvions supporter toute la douleur. Nous réalisons qu'il y avait tant d'espace disponible pour contenir la douleur. Avant, nous avions l'impression de ne pas avoir assez d'espace pour contenir la douleur, en fait il y a une quantité infinie d'espace pour contenir la douleur 

 AF : Vous êtes psychiatre et neuroscientifique, pensez-vous qu'il existe des contre-indications pour pratiquer la Pleine Conscience ?

 JB: J'ai déjà enseigné la pleine conscience dans une unité psychiatrique pour des patients hospitalisés, avec des personnes atteintes de schizophrénie qui étaient à l'hôpital…

Il y a eu quelques études à ce sujet et je l'ai même vu dans ma propre pratique et je pense que les personnes atteintes de schizophrénie peuvent bénéficier d'un peu de formation à la pleine conscience, car cela les aide à apprendre comment fonctionne leur esprit.

 Je pense que là où les gens doivent être prudents, c'est quand quelqu'un a des antécédents en lien avec des traumatismes. 

Quand quelqu'un a des antécédents de traumatisme, cela pourrait être difficile s'il apprenait juste un peu de Pleine Conscience et n'avait pas un bon thérapeute ou un enseignant pour l'aider tout au long du processus. S'ils ont un bon professeur, je pense que cela pourrait les aider tout au long du processus et que cela pourrait être très soutenant. 

Nous devons être prudents, conscients et aussi savoir comment aider les gens à travailler avec ces choses. Il y a un très beau livre écrit par David Treleaven intitulé « Pleine conscience attentive aux traumatismes ». 

 
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AF: Merci beaucoup !

JB: Avec plaisir !